Une incroyable traversée de l'Amazone en bateau.
Traverser l’Amazone en bateau est déjà une sacrée aventure, mais le faire sur un radeau que l’on a construit soi-même, cela devient une épopée aussi folle que sublime. Nous avons eu la chance de croiser la route de Conrad et Arnaud, débarqués à Manaus trois semaines plus tôt et qui essayaient désespérément de vendre un radeau. Le même radeau qui les aura emmenés d'El Cola, en Equateur, jusque Manaus, une épopée de plusieurs milliers de kilomètres, qui aura duré deux mois et connu un naufrage, un vol de moteur, plusieurs policiers zélés et une carcasse de caïman gigantesque.
Quand on leur a demandé si nous pouvions raconter leur histoire, ils ont tout de suite été enthousiastes. Pas un de ces enthousiasmes intéressés, non. On a vu dans leurs yeux bleus que ça les amusait et qu'ils voulaient partager leur aventure. Le rendez-vous est donc pris sur la jolie terrasse de l'Alliance Française de Manaus (et donc celle d'Heliconia) pour que les deux aventuriers se lancent dans une longue explication de leur traversée de l'Amazone en bateau.
C'est Arnaud qui a eu cette idée de suivre les traces de Francisco De Orellana, qui avait, le premier, parcouru l'Amazone en bateau au XVIème siècle. Pour ce francilien de 30 ans, l'Amazonie est un rêve de gamin et il entend parler de cette traversée lors d'un premier périple en Amérique du sud. Il cherche alors un partenaire pour se lancer dans cette folle aventure et c'est finalement avec Conrad, un Bruxellois de 25 ans qui vagabonde depuis plus de deux ans en Amérique latine, que les choses vont se préciser. Ils investissent dans des bouées industrielles et utilisent principalement du matériel de récupération pour construire en quatre jours un radeau qu'ils pensent assez solide pour l'aventure. Leur objectif est d’écumer les flots du fleuve pendant deux mois pour arriver avant Noël à Manaus.
Le départ a lieu le 24 Octobre sur le Rio Napo, pour ce qui sera la partie la plus difficile en terme de navigation. En effet, le Rio Napo est un vrai test. Le fleuve est étroit, les courants sont forts, les arbres donnent l'impression de vouloir attirer irrémédiablement le bateau, les tempêtes s'enchaînent et la navigation demande beaucoup d'attention pour faire face aux caprices des flots. S'ils ont de vagues notions de catamaran, Conrad et Arnaud n'ont jamais navigué en Amazonie, pas plus qu'ils ne savent diriger un radeau.
Mais, malgré les remous du Napo, les deux jeunes hommes mènent leur barque avec brio et les vieilles cartes de la région récupérées ici et là orientent parfaitement les deux amis pendant les 5 premiers jours. Jusqu'à cette nuit du 29 Octobre... En quelques secondes, l'embarcation se retourne. C'est Arnaud qui se rend compte un peu tard que le radeau penche dangereusement. Une pale de direction du moteur a percuté un tronc d'arbre. A peine le temps de jeter toutes leurs affaires par dessus bord pour sauver leur peau que le radeau chavire. "On aurait vraiment pu y rester", confirme Arnaud. Pour compliquer le tout, la manche de ce dernier est prise dans un hameçon, l'empêchant momentanément d'effectuer le moindre mouvement.
Finalement, ils se jettent à l'eau et se hissent jusqu'à une plage tout en réussissant à trainer ce qu'il reste de l'embarcation derrière eux. D'ailleurs, quand on leur demande quelle est leur plus grande émotion pendant ce périple, la réponse fuse : "Quand on a pu redresser le radeau et qu'on a compris qu'on pourrait peut-être continuer l'aventure, on en a chialé de joie." Le rêve fou se concrétise après 5 jours et une dizaine d'heures de travaux au sein d'une communauté. Les marins larguent l'ancre et reprennent leur route pour Manaus. S'ils ont perdu toutes leurs maigres économies (150 dollars), l’appareil photo reflex censé immortaliser leur épopée et toutes leurs victuailles achetées avant le départ, ils ont gagné beaucoup plus : "C'est à ce moment là, en voyant que l'autre n'avait pas paniqué pendant le naufrage et notre préoccupation mutuelle, qu'on a compris qu'on pouvait vraiment se faire confiance." De la confiance, il en faudra effectivement pour aller au bout de l'aventure. Mais aussi, une certaine complicité pour passer deux mois ensemble sur quelques mètres carrés. "Il y avait quand même de longs moments où le radeau voguait seul. Et dans ces instants-là, il fallait tuer le temps." Si recoudre des boutons, pêcher ou manger des bananes (qui seront avec le poisson et le riz la nourriture quasi-exclusive de l'équipage après le naufrage) occupe les deux compagnons, c'est surtout la musique qui rythme le quotidien. Conrad est un artiste et ses talents de guitariste forcent l'admiration d'Arnaud qui apprend ses premiers accords à ses côtés. On dit souvent que la musique rapproche les peuples et ce n'est pas Conrad qui dira le contraire.
Chaque visite de village est une occasion pour jouer et chanter au contact des "ribeirinhos", les habitants des villages qui bordent le fleuve. Mais ceux-ci ne sont pas les seuls à accorder leurs instruments avec le jeune Belge. Les forces de l'ordre aussi accompagnent Conrad lors d'un duo mémorable avec un policier lors d'un de leurs nombreux contrôles. Mais s'il y a des policiers au milieu de la jungle, c'est aussi parce que les petits (et gros) larcins y existent comme ailleurs. Peu avant leur arrivée à Manaus, lors d'une escale dans la petite ville de Manacapuru, un bruit réveille Conrad en plein milieu de la nuit. Quelques secondes après, il s'élance, couteau à la main derrière le voleur. L'objet du crime? Leur moteur, tout simplement. Et malgré la bonne condition physique du jeune Belge, le voleur est plus rapide et s'enfuit dans la nuit. Un bandit en forme donc, mais pas forcément un fin stratège, puisqu'Arnaud et Conrad retrouveront leur moteur dans la barque voisine dès le lendemain et n'auront aucun mal à le récupérer.
La grande crête arborée par Arnaud "pour avoir une gueule de méchant et éviter les emmerdes" n'aura finalement que partiellement joué son rôle. Conrad et Arnaud s'attendaient peut-être à rencontrer moins de voleurs et de policiers et plus d'animaux. Mais la forêt est dense et sans un guide au regard avisé, il est souvent difficile de découvrir la faune de la région. Néanmoins, l'une des plus belles anecdotes est quand il aperçoivent au loin la carcasse d'un animal. A première vue c'est énorme. Conrad penche pour une vache, Arnaud imagine plutôt un dauphin rose. Ni une, ni deux, Arnaud décide de se jeter dans leur canoë de secours pour aller voir de quoi il s'agit. Sur 4 mètres environ s'étend en réalité la dépouille d'un caïman. Difficile de connaître les raisons du décès. Peut-être un combat avec un congénère. Mais Arnaud décide de trainer l'immense animal pour le montrer à Conrad, resté sur le radeau, forcément amusé par la découverte de son compagnon. S'ils ont un temps l'intention de rapporter ce qui reste de l'animal à Manaus, ils se rendent vite à l'évidence et rejettent le caïman dans les eaux troubles de l'Amazone.
La première escale dans une grande ville, qui s'était faite à Iquitos avec son bruit, ses odeurs et son stress, avait été très mal vécue par nos aventuriers mais l'arrivée à Manaus est plus joyeuse. Et pour cause, la navigation accélérée des derniers jours leur permet d'arriver le... 24 décembre, dans les temps pour le réveillon, et d'oublier un temps les bananes et le poisson pour profiter un peu du confort de la ville. Suite à notre rencontre, Conrad est parti en stop au Venezuela, sans but précis si ce n'est celui de connaître des gens et de jouer de la guitare. Arnaud, pour sa part, a continué son voyage en Amazonie pour rejoindre Belem, à son rythme, au gré des rencontres. Mais avant de se séparer et de conclure cette traversée de l'Amazone en bateau, les deux amis ont réussi à vendre leur radeau. Environ 1000 euros. De quoi voyager quelques mois de plus, mais sans radeau donc...